Lozano Manuel
Ma mère est morte quand j’avais cinq ans. Elle est tombée malade – des grosseurs parsemaient son corps – et on n’a rien pu faire pour la soigner parce qu’on n’avait pas d’argent. D’elle, je me rappelle seule- ment que, peu avant de mourir, elle m’a dit : « Fais bien cas de ton père, Manuel, écoute-le toujours. » Mon père était anarchiste ; un
très brave homme, très sérieux et très anticlérical. Il était garçon de café. Il y avait beaucoup d’anarchistes en Andalousie…
« À cette époque, les jeunes se réunissaient pour publier des revues et des journaux, aller à des conférences, faire du théâtre. Beaucoup de ces jeunes faisaient des kilomètres et des kilomètres à pied pour donner des cours et animer des discussions dans des fermes où se réunissaient les ouvriers agricoles, après une dure journée de travail, à la lueur d’une chandelle. Moi, je savais lire et écrire et j’appartenais à un de ces groupes qui allaient donner des cours et commenter des textes d’écrivains libertaires – dont Anselmo Lorenzo [ouvrier typographe, une des plus importantes figures de l’anarchisme espagnol].
« Quand les rebelles de Franco sont arrivés et qu’ils ont occupé Jerez, mon père m’a dit que je devais m’en aller tout de suite ; et il m’a aidé à fuir. Il n’a pas voulu venir avec moi : ils l’ont fusillé peu après… D’après un de mes oncles, il a dit avant de mourir : « Moi, ils vont me fusiller, mais ils ne prendront jamais mon fils. » Et ils ne m’ont pas pris.
« J’étais très jeune. Mais dans ces moments-là, et vivant une telle tragédie, on « grandit » très vite… Je suis arrivé à Grenade par la montagne, déjà en guerre contre ceux qui avaient fait le coup d’État. Je me suis trouvé à Almería, en Murcie, et à Alicante. De là, je suis parti vers l’Afrique du Nord sur un bateau de pêche qui s’appelait La Joven María (La jeune Marie). Il nous a emmenés jusqu’en Algérie…
« Le lendemain, en pleine rue, j’ai été arrêté par la police et, comme beaucoup d’autres Espagnols, enfermé dans un camp réservé aux clandestins, dans un grand hangar sur les quais. Ce hangar était entouré de barbelés et surveillé par la garde mobile et des Sénégalais armés. C’était un vrai camp de concentration. Le directeur du camp avait lui-même prononcé ces mots, en riant, quand je lui avais demandé une serviette de toilette : « Ce n’est pas un hôtel, c’est un camp de concentration.
« De là, on m’a emmené dans deux autres camps, et, ensuite, à Colomb-Béchar, toujours à manier la pelle et la pioche, écrasant des pierres et surveillé par des gardiens, parmi lesquels il y avait des nazis. Un jour, j’ai laissé tomber une brouette chargée de pierres contre un des chefs allemands qui se trouvait un peu plus bas, un type d’une grande cruauté. Il n’a pas survécu. Deux Espagnols seulement ont vu que c’était moi. On était très contents.
« Quand les Alliés ont débarqué en Afrique, ils nous ont tous libérés. Peu après, je me suis engagé dans les corps francs d’Afrique pour lutter contre les Allemands dans la guerre de Tunisie ; une guerre que dirigeait le général allemand Rommel. Ses troupes étaient considérées comme des forces d’élite. On a réussi à les mettre en déroute ; et je me suis toujours demandé comment j’avais pu survivre à cet enfer. Et comment j’ai pu survivre à ce qui est venu après…
« Pendant qu’on était en Algérie, on nous disait de ne pas passer dans la zone arabe ; mais moi, j’y passais tous les jours, je me promenais tranquillement, j’allais dans les cafés, on m’invitait à prendre le thé. Les autres me disaient que j’étais fou de faire ça, mais je leur répondais que c’était eux les fous, parce que ces gens étaient superbes. »
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