AMELIA MARCELLÁN nous a quitté dans la nuit du 17 et 18 juin 2024 à Choisy Le Roi
En 2019, à l’occasion des 80 ans de l’exil républicain espagnol , qu’elle a subi de plein fouet, elle témoignait devant l’objectif de Pierre Gonnord.
Nous vous livrons ici des extraits de son récit. Pour Amelia, la France fut accueillante. Chaque récit est un livre d’Histoire.
« Je suis née a Badalona et j’ai gardé beaucoup de bons souvenirs de ma petite enfance mais tout s’est arrêté brusquement avec le coup d’État fasciste réalisé par Franco puis une guerre civile sauvage s’est installée avec l’aide d’Hitler et de Mussolini. (…). Nous avons dû fuir et tout abandonner en 1939 car mes parents et mon frère devaient être fusillés. Je ne suis rentrée en Espagne que lorsque mon mari a pris sa retraite en 1984. Je suis retournée dans mon quartier et j’ai retrouvé l’école laïque créée par la République où mes parents étaient gardiens. Ce n’était pas une école catholique comme avant mais progressiste et sociale, expérimentale. J’y ai retrouvé une amie d’enfance et nous nous sommes prises dans nos bras avec émotion. Nous nous souvenions de ce jour où un camion était arrivé dans l’école avec six militaires armés car ils nous cherchaient. Un de mes oncles n’a malheureusement pas pu fuir et a été fusillé comme tant d’autres. Son fils, mon cousin de 20 ans, a réussi à franchir la frontière avec nous. Puis nous avons été triés et séparés. Les mères, les vieillards et les enfants en bas âge furent accueillis en priorité. Les hommes et les garçons, à partir de l’adolescence, ont été envoyés en camps de réfugiés. Maman et moi nous avons été emmenées d’abord au Havre (…). Un voyage très long dans des difficultés, des peines et des pénuries, mais certaines personnes venaient s’approcher du train et nous apportaient des petites choses à manger, par gentillesse et solidarité. Je m’en souviens encore. C’était en février et dans les rues il faisait froid. Les autorités municipales se sont cependant bien occupées de nous. On nous a d’abord mises dans un hôtel de trois étoiles puis, quand l’été est arrivé, dans une colonie de vacances. Les dimanches, certaines familles nous invitaient à déjeuner (…). Nous avons été transférées ensuite en Picardie dans un petit village qui s’appelle Catenoy où j’allais à l’école. Mon père et mon frère, eux, ont été envoyés au camp d’Argelès. Mon frère avait été blessé puis évacué ainsi que tous les autres blessés de l’hôpital de Barcelone en dernière minute et cela grâce à l’aide de la France, sinon ils auraient été tous fusillés en représailles. (…). La France, à ce moment-là, s’est bien comportée. Puis la guerre s’est soudain déclarée en Europe ; les Français ont été mobilisés et les Espagnols les ont remplacés dans l’agriculture, les mines, le bâtiment. Papa nous avait localisées (…) maman et moi à Rouen ; alors ils l’ont envoyé dans le Calvados dans une grande ferme où il y avait beaucoup d’hectares et nous nous sommes enfin retrouvés. C’était en 1940 et j’avais huit ans. C’est resté gravé dans ma mémoire pour toujours. (…) Les hommes travaillaient durement la terre les jours de la semaine. Un jour qu’ils coupaient du bois dans la forêt les maquisards sont arrivés et leur ont dit qu’ils allaient être envoyés au STO (Service de Travail Obligatoire) en Allemagne ; alors le contremaître nous a aidés à faire nos valises et nous sommes partis en fin de journée, à la nuit tombée. C’était en 1942. On nous a emmenés dans l’Aube, en Champagne, une région très forestière. On nous déplaçait comme main-d’œuvre en fonction des besoins économiques. Regardez, j’ai apporté quelque chose de très important pour moi : une photo de la Libération. Elle est prise à la forêt d’Othe (Champagne). Papa et mon frère coupaient du bois parce que les voitures pendant la guerre marchaient au charbon. Regardez ! Il y a mon père, ma mère, ma soeur et même un mexicain membre d’un bataillon qui s’était arrêté trois jours sur le chemin de la Libération. Il parlait la même langue que nous alors Maman l’a invité à déjeuner le dimanche. (…) La Libération a eu lieu en juillet puis j’ai eu quatorze ans en août, et ma sœur vingt ans. Nous avions également une autre sœur qui était restée en Espagne parce que nous n’avions pas pu l’évacuer et nous en étions très tristes avec cette séparation. Elle était restée chez nos oncles. C’est important de se souvenir, il ne faut pas oublier. »
Propos recueillis par Pierre Gonnord, le 13 juillet 2019, au siège de la CNT espagnole en exil, 33 rue des Vignoles 75020 Paris